jeudi 20 novembre 2003

L’instinct maternel existe-t-il vraiment ?


S’appuyant sur l’anthropologie, l’histoire, la littérature, la psychologie, l’éthologie et la biologie, Sarah Blaffer Hrdy passe au crible les éléments génétiques et environnementaux qui constituent l’instinct maternel. Nos sociétés occidentales sont tentées de voir en l’instinct maternel un caractère au fondement de la féminité. Il en irait d’un prérequis naturel que la femme ressente pour sa descendance un sentiment d‘attachement pouvant aller jusqu’à l’altruisme sacrificiel.

Depuis les origines de la reproduction sexuée, l’existence des mâles est liée celle des femelles en tant que « matrices » de leur devenir. Parce que leurs comportements reproducteurs sont les premières conditions de la perpétuation de l’individu, les femelles apparaissent comme de véritables « petits soldats » de l’évolution, toutes entières dévouées à la production d’une descendance. Elles auraient ainsi comme seule et unique fonction de porter la vie et de l’amener à son aboutissement.

En est-il vraiment ainsi ? La croyance en des mères qui s’occuperaient « naturellement » de leur descendance – c’est là un des idéaux les plus chers en Occident, ainsi qu’un point de vue largement accepté dans l’univers scientifique – est devenue ces dernières années de plus en plus controversée. Au vu d’une étude plus précise de nos comportements et de ceux de nos cousins animaux, l’instinct maternel n’apparaît pas si évident ni si simple. Derrière un « sentiment » apparemment universel se cache une dimension biologique complexe, ainsi qu’une attitude s’analysant en termes de stratégies reproductives.

Maternité et évolution
Sarah Blaffer Hrdy est anthropologue et sociobiologiste. Américaine, elle est membre de l’Académie Nationale des Sciences et professeur émérite à l’Université de Californie-Davis. Dans Les instincts maternels (Mother Nature. A History of Mothers, Infants and Natural Selection), elle nous propose un voyage dans le temps, à la découverte de notre passé historique et évolutionnaire, en s’attachant à répondre à ces questions :

> Qu’entendons-nous par « instinct maternel » ?
> Si les mères aiment naturellement leurs enfants, pourquoi tant de femmes à travers les âges et les cultures ont contribué directement ou indirectement à la mort de leurs nourrissons ? Comment comprendre alors la discrimination qui s’opère au sein d’une même descendance ?
> Comment la sélection naturelle a-t-elle abouti, chez les humains, à un nombre d’enfants dépassant largement les capacités de les élever ?
> Puisque les pères partagent la même proportion de gènes avec leurs enfants que les mères, pourquoi ne sont-ils pas plus attentifs à leur progéniture ?
> Si les pères se montrent indifférents ou peu attentionnés vis-à-vis des nourrissons, pourquoi manifestent-ils un tel intérêt aux problèmes de reproduction des femmes ?
> Quels sont les réels besoins des nourrissons et comment mettent-ils en place des stratégies pour se faire aimer ?

Apprentissage chez les langurs
Sarah Blaffer Hrdy nous montre que des comportements que nous pouvons rejeter – voire « oublier » – dans certaines cultures du monde (dont la nôtre) tels le contrôle des naissances, l’infanticide, l’adoption ou l’appel à des aides extérieurs (alloparentalité) ne sont en aucun cas des erreurs ou des « maladaptations » évolutives. Car « Mère Nature » n’est pas vraiment concernée par notre morale. Tour d’horizon des principales révélations de cette somme dérangeante.

En 1971, Sarah Blaffer Hrdy part en Inde étudier les langurs. Ces singes herbivores, sociables, dévoués à leur progéniture, passent pour des animaux plutôt pacifiques. Or, à cette époque, le biologiste japonais Sugiyama vient de publier une étude selon laquelle les langurs commettent des infanticides. Pendant neuf ans, Sarah Hrdy étudiera en détail ce comportement « contre-intuitif ».

Pour les primatologues de l’époque, un tel comportement s’expliquerait par les troubles induits par la présence humaine dans l’environnement naturel des langurs comme la réduction de leur espace sauvage. Pour Hrdy, la vérité est toute autre : « J’ai étudié les langurs dans toute une gamme d’habitats, du village à la forêt, avec différentes densités de population. Il est apparu clairement que les attaques contre les bébés langurs n’étaient pas des actes de violence au hasard commis par des animaux stressés. Les petits n’étaient jamais attaqués par des mâles susceptibles d’être leur père, mais toujours par des individus extérieurs au groupe reproducteur, qui prenaient le contrôle de ce groupe en évinçant le mâle résident. D’une manière implacable et délibérée, les nouveaux venus traquaient les mères de petits non sevrés et les attaquaient. »

Femelles sélectives et non passives
Le plus étrange semblait la réaction des mères agressées. Une fois leur petit éliminé, ces dernières devenaient réceptives à de nouvelles copulations et sollicitaient les nouveaux venus. Le viol n’existant pas chez les langurs – le mâle ne copule jamais sans y avoir d’abord été invité par la femelle –, pourquoi les mères récompenseraient-elles ainsi les tueurs de leurs propres enfants en acceptant de se reproduire avec eux ?

Pour expliquer ce fait, Sarah Hrdy devra abandonner tous les clichés sur la maternité. A commencer par l’idée répandue chez les éthologistes que les femelles sont sexuellement passives. Il peut arriver qu’une guenon langur s’accouple avec un envahisseur alors qu’elle est déjà enceinte. En faisant cela, elle protège sa descendance puisqu’un mâle n’attaque jamais une femelle avec laquelle il s’est accouplé (il risquerait ainsi de compromettre la menée à terme de sa propre descendance). De même, des guenons en mauvaise santé ou devant faire face à un grave danger peuvent très bien abandonner leurs petits à une mort certaine.

Cependant, la maltraitance des primates n’est pas non plus un fait universel. Il arrive en effet que face aux attaques répétées d’un mâle nouveau venu sur son petit, une femelle gorille ou langur choisisse de quitter le groupe auquel elle est attachée le plus souvent depuis sa naissance. Sarah Blaffer Hrdy a observé certaines femelles partant avec leur petit à la suite du mâle évincé et de ses frères et essayant de solliciter une garde de leur part. Il arrive même que, lorsque le petit est tout juste sevré, que la mère le laisse effectivement aux bons soins de son père et de ses oncles et revienne dans son groupe d’origine. Par la multiplicité de leurs comportements maternels, les mères langurs choisissent ainsi la stratégie la mieux adaptée à l’impératif de survivre et de se reproduire.

Le rôle des hormones
La prolactine est une hormone multifonctionnelle que l’on retrouve chez beaucoup d’espèces. Sécrétée par l’hypophyse, elle est présente chez les deux sexes. Elle conditionne par exemple le développement du pelage, des mécanismes de la puberté, le métabolisme des graisses.Elle est aussi à l’œuvre dans la gestion du stress.

Partout où il y a des soins aux plus petits, on retrouve la prolactine. Par exemple, les taux de prolactine augmentent chez les hippocampes (mâles) en gestation. De même, les geais des broussailles, connus pour leur tendance à l’alloparentalité (un couple sans enfants peut apporter de la nourriture à des oisillons qui ne sont pas les leurs), ont un taux de prolactine supérieur à la moyenne quand ils se font les nourrices des nids voisins.

L’effet-prolactine sur le bébé et les parents
D’un point de vue général, plus les niveaux de prolactine sont élevés, plus les parents et les alloparents se montrent attentifs aux besoins des petits. Dans un mouvement de boucle rétroactive, le fait de s’engager dans des comportements de maternage fait produire à son tour à l’hypophyse de la prolactine supplémentaire. De même, ses effets sont cumulatifs : si une femelle allaite son petit et qu’elle se fait aider par une femelle cousine, ses taux de prolactine doublent. Selon une hypothèse, la prolactine aurait un effet euphorisant qui incite un individu à s’occuper d’un petit qui ne lui appartient pas plutôt qu’à l’attaquer. La prolactine est aussi à l’origine de la lactation chez les mammifères.

Sélectionnée par l’évolution, la lactation a apporté avec elle de nombreux agents chimiques responsables d’un sentiment d’intimité entre la mère et son enfant. Ainsi, l’ocytocine est produite en grande quantité aux lendemains de l’accouchement, au même titre que la prolactine. Ces hormones circulant dans l’organisme de la mère sont transmises par le lait à celui de l’enfant. Elles agissent comme un sédatif léger, qui provoque un sentiment de bien-être et de proximité. Autre cause des bons soins prodigués aux enfants (car la force des relations entre les sexes augmente la survie des nourrissons), la monogamie est elle aussi induite par la sensibilité de certaines espèces à l’ocytocine. Chez les campagnols monogames par exemple, les récepteurs cérébraux de l’ocytocine sont beaucoup plus nombreux que chez leurs cousins qui s’accouplent avec plusieurs femelles.

Stratégies des bébés et meurtres dans la fratrie
Les succès reproductifs humains – nombre et viabilité des enfants — ont accentué la pression sur les mères qui doivent composer avec leurs premiers enfants tout en respectant le bien-être de leurs nouveau-nés. Cela se vérifie chez bon nombre d’espèces.

Chez plusieurs espèces animales, la guerre se fait à l’intérieur d’une même fratrie. La foulque américaine, petite poule d’eau commune, est fort prolifique. Elle pond plus de douze œufs par couvée, alors que les deux parents ne pourront jamais subvenir aux besoins de l’ensemble : entre un tiers et la moitié des poussins mourront en bas âge.

Les petits foulques naissent très différents de leurs parents : les adultes ont des plumes sombres et un bec blanc, les petits sont recouverts d’un duvet orange vif, l’extrémité de leur bec est rouge, leurs yeux sont entourés de papilles brillantes et le haut de leur crâne, dénué de plume, est d’un rouge vermillon. Des études ont montré que les petits les plus flamboyants sont ceux qui sont le mieux nourris par leurs parents et qui, logiquement, survivent plus que les autres.

Les espèces d’oiseaux à ponte différée connaissent bien le processus de sélection inter-fratrie. Les aigles pomarins, par exemple, qui pondent un œuf après l’autre, voient souvent l’aîné précipiter sans autre forme de procès le deuxième œuf du nid. Si les parents produisent des œufs surnuméraires comme garantie, les premiers-nés des oiseaux à ponte échelonnée ont souvent raison de la totalité des ressources ainsi mises de côté.

Chez les cochons, enfin, la première tétée est une véritable course à celui qui attrape la première mamelle : plus proche de la tête, elle est celle qui donne le lait le plus riche. Lorsque la fratrie grandit, on assiste à chaque tétée au même rangement des porcelets : de haut en bas, dans un ordre de poids décroissant. Là encore, l’avantage revient au premier.

Cependant, le fait d’être aîné est à double tranchant : plus privilégié, les aînés des espèces à portée multiple sont moins attentifs aux dangers de l’environnement.Ils sont souvent tués les premiers lors des attaques de prédateurs. D’autant qu’étant mieux nourris, ils sont plus alléchants…

L’infanticide n’est pas “contre-nature”
Admettre que l’infanticide peut-être un comportement adaptatif et non pathologique n’est pas chose facile.Pourtant, l’observation de nombreuses espèces animales prouve le contraire. Il n’est pas rare que des scarabées, des araignées, des poissons, des oiseaux, des souris, des écureuils, des chiens de prairie, des loups, des ours, des lions et des hippocampes soient à l’origine de la mort de leurs propres petits.

Il existe en effet une large gamme de situations dans lesquelles les mères font un choix dans leur portée, puis abandonnent ou dévorent certains jeunes. Il est encore moins rare que les petits soient la cible de mâles étrangers ou de femelles rivales. L’infanticide peut donc bien être une tentative de résolution des dilemmes posés par la reproduction. A niveau de ressources limitées, faut-il nourrir tous les petits ou privilégier les plus viables ? Quand l’allaitement retarde le prochain enfant et qu’un mâle plus fort se présente, faut-il privilégier la survie du déjà-né ou tenter de donner naissance à un nouveau petit plus fort que son frère en favorisant ainsi un meilleur avenir pour ses caractères ?

Chez l’homme aussi…
L’encéphalisation plus complexe des humains est à l’origine de comportements discriminatoires plus subtils – pour d’aucuns plus cruels. A leur naissance, le seul test de viabilité auxquels sont soumis les petits singes est leur capacité à se cramponner. Le bébé humain, lui, doit convaincre qu’il mérite de recevoir l’investissement nutritif, puis éducatif de ses parents, notamment en exhibant des traits de bonne santé (l’aspect potelé par exemple). Pendant les famines, il est fréquent que les mères « sélectives » privilégient les mieux-portants afin de garantir la survie de quelques-uns dans un environnement à ressources rares.

De même, des paradigmes culturels peuvent être à l’origine de discrimination au sein d’une même descendance. La discrimination des filles à l’avantage des garçons est un fait largement attesté dans toute l’histoire asiatique. En Chine, par exemple, on compte 111 garçons pour 100 filles alors que le sexe-ratio (rapport entre le nombre de garçons et de filles) moyen de la planète est d’environ 106 sur 100.Chez les familles ayant plus de cinq enfants, on arrive même à 125/100. Sur une population de plus de 1,2 milliard le fameux recensement de 1991 a rendu public un « déficit » en filles de plusieurs millions d’individus tout bonnement « disparues », pour certaines même « non-nées ».

Si l’on peut arguer d’une spécificité reproductive chinoise, les démographes s’accordent sur une élimination massive des filles à la naissance quand une détermination pré-natale du sexe de l’enfant ne conduit pas à l’avortement. On assiste aussi à ce genre de discrimination sexuelle dans des tribus montagnardes de Nouvelle-Guinée, en Amérique du Sud ainsi que dans l’ancienne Italie.

Des tests de viabilité du nouveau-né
L’histoire et l’ethnologie ne sont pas plus avares d’exemples de sélection des nourrissons.
Chez les Germains et les Scythes, les nouveaux-nés étaient plongés dans un bain glacé « de façon à les laisser mourir, comme ne valant pas la peine d’être élevé, un enfant ne supportant pas le froid » (Soranus, 98-138). Dans certaines tribus d’Afrique, les bébés sont pendus par les pieds juste après l’accouchement pendant de longues minutes qui peuvent se révéler fatales. Dans l’Allemagne médiévale, le bébé malingre était considéré comme ayant été échangés avec le vrai, kidnappé par de mauvais esprits. On rencontre jusqu’à la fin du XIXe siècle ces cas de « bébés changés » : en 1877, accusés d’infanticide, un couple d’émigrant irlandais se défendit devant la justice américaine en invoquant ces traditions archaïques. 

A lire : Sarah Blaffer Hrdy, Les instincts maternels, Payot, 623 p.